Les scènes d'humiliation sont courantes dans les romans de Paul Auster, ces situations dans lesquelles les personnages se retrouvent réduits plus bas que terre, au sens propre comme au sens figuré.
L'auteur le dit d'ailleurs lui-même au cours d'un entretien, à propos des anti-héros de la Trilogie new-yorkaise : "A un moment ou à un autre, chacun des trois personnages subit une forme d'humiliation, de dégradation, et c'est sans doute une étape nécessaire dans la découverte de qui nous sommes" (conversation avec Joseph Mallia).
Ce thème de l'humiliation entretient un lien étroit avec Ellis Island, un des lieux mythiques de New York.
Moon Palace :
- "Plus tard, oncle Victor m'a raconté qu'à l'origine le nom de son père était Fogelman, et que quelqu'un, à Ellis Island, dans les bureaux de l'immigration, l'avait réduit à Fog, avec un g, ce qui avait tenu lieu de nom américain à la famille jusqu'à l'ajout du second g, en 1907. Fogel veut dire oiseau, m'expliquait mon oncle, et j'aimais l'idée qu'une telle créature fît partie de mes fondements. Je m'imaginais un valeureux ancêtre qui, un jour, avait réellement été capable de voler. Un oiseau volant dans le brouillard, me figurais-je, un oiseau géant qui traversait l'Océant sans se reposer avant d'avoir atteint l'Amérique".
On ne trouve qu'une seule référence à Ellis Island dans l'oeuvre de Paul Auster. Cependant, par sa symbolique forte, par les thèmes qu'elle appelle, Ellis Island mérite d'avoir sa place dans un site consacré à l'écrivain de Brooklyn.
Dans Moon Palace, le seul roman qui y fait référence, le narrateur ne juge pas Ellis Island, à la différence de Gérard de Cortanze, comme le verrons. MS Fogg insiste plutôt sur la chance que constitue Ellis Island pour les immigrants.
Mais avant d'aller plus loin, un peu d'histoire...
Le continent américain a été colonisé par vagues successives. Pour des millions d'individus, c'était un Eldorado, une chance de débuter une nouvelle vie. Mais il est arrivé un moment où ceux qui s'étaient installé depuis longtemps commençaient à voir d'un mauvais oeil l'arrivée massive des immigrants venus d'Europe méridionale et centrale. C'est à la fin du dix-neuvième siècle que des attaques xénophobes commencèrent à toucher les immigrants.
L'Etat fédéral décida alors de prendre en main la situation, créant une centralisation du contrôle de l'immigration. Ellis Island fut créée.
Après une traversée d'une vingtaine de minutes en ferry, on contemple une immense masse de briques rouges surmontée d'un auvent de verre menant au bâtiment principal.
Bien sûr aujourd'hui, Ellis Island a été transformée en musée : mur d'honneur où figure une plaque sur laquelle sont gravés les noms de 200 000 immigrants, panneaux retraçant l'histoire de l'immigration aux Etats-Unis, projections de documentaires... tout a été mis en oeuvre pour que cette période de l'histoire des Etats-Unis ne tombe pas dans l'oubli.Mais tout cela a-t-il seulement été accompli dans un but didactique? Ne devine-t-on pas également un sentiment de culpabilité? Car si Paul Auster n'y fait pas directement allusion, Ellis Island n'était pas un lieu de liesse pour les immigrants, et c'était le plus souvent par des gestes froids et des regards inquisiteurs que ces derniers étaient accueillis dans le Nouveau Monde.
Pour s'en convaincre, attachons-nous à un passage du roman de Gérard de Cortanze, ami et spécialiste de Paul Auster, Les vice-rois : "Roberto aurait carte blanche, bénéficierait de conditions de travail comme nulle part ailleurs, de moyens monumentaux, d'un salaire élevé, enfin, n'aurait pas à subir les humiliations d'Ellis Island, la fameuse "île des larmes" où les émigrés fraîchement débarqués étaient marqués, triés comme du bétail, débaptisés" .Roberto di Cortanze, aristocrate déchu mais coureur automobile talentueux, se voit courtisé, au début des années vingt, par les plus grands constructeurs automobiles américains. Ce qu'ils lui offrent, outre l'argent et autres honneurs, c'est la chance d'entrer aux Etats-Unis par la grande porte, de ne pas subir l'humiliation que connaissent chaque jour les émigrés arrivant sur le continent américain.
Les lois sur l'immigration, de plus en plus sélectives, interdisaient "l'entrée des Etats-Unis aux porteurs de maladies contagieuses, aux polygames, aux prostituées, aux indigents, aux anrachistes, aux Chinois (1882), aux Japonais (1907), et aux analphabètes (1917)" (New York, Guides Guallimard).
Ellis Island devint la seule porte d'entrée légale pour les immigrants. Etant donné le nombre important d'immigrants (le record fut atteint en 1907, année durant laquelle un million d'individus arrivèrent aux Etats-Unis), les conditions d'attente étaient pour le moins précaires. Il fallait souvent plusieurs heures, voire plusieurs jours d'attente avant de pouvoir débarquer. Certains mouraient durant cette attente prolongée. Les dortoirs surpeuplés pouvaient accueillir jusquà 300 personnes, ce qui n'arrangeait pas les conditions d'hygiène.
A partir des lois sur les quotas, en 1921, la fréquentation d'Ellis Island commence à diminuer. En 1937, le centre n'accueilla que 160 expulsés et 30 détenus. Convertie en prison pour les nazis et les communistes durant la seconde guerre mondiale, Ellis Island ferme définitivement ses portes en 1954.
Le tableau suivant recense les personnages "étrangers" dans les romans de Paul Auster
Chambre dérobée | voyage Anna Blume | Moon Palace | Mr Vertigo | Tombouctou | |
---|---|---|---|---|---|
Personnages | Ivan Wyshnegradsky | Boris Stepanovitch | 1-Kitty Wu 2-Pavel Shum | 1-Yehudi 2-maman Sioux 3-Esope 4-Yolanda Abraham 5-Yusef Abraham | 1-David et Ida Gurevitch 2-M.Chow |
Nationalité | russe | russe? turc? algonquin? | 1-chinoise 2-russe | 1-hongrois 2-sioux 3-éthiopien 4-Jamaïque ou Trinidad 5-Jamaïque ou Trinidad | 1-polonais 2-chinois |
Mais ce qu'il convient surtout de retenir chez Paul Auster, c'est la ségrégation que subissent les personnages "complètement" américains. Souvent ses personnages apparaissent comme des étrangers dans leur propre pays. La cas de Marco à la fin de Moon Palace en est un bon exemple :
- "Le rabbin accéda à ma demande de ne pas prononcer d'éloge funèbre en anglais, mais de se borner à la récitation des prières hébraïques traditionnelles. J'avais à cette époque oublié presque tout mon hébreu, et j'étais content de ne pas comprendre ce qu'il disait".
Les personnages étrangers dans les romans de Paul Auster sont surtout là pour rappeler combien tout individu peut un jour se retrouver dans une situation de rejet, sans que ce rejet ne soit forcément causé par le racisme. Chez Paul Auster, les personnages peuvent être considérés comme des étrangers dans leur propre pays.Les funérailles de son père sont l'occasion pour Fogg de se rendre compte de son éloignement de la religion juive.
Quant à Walt, de son premier contact avec maître Yehudi, il note la chose suivante :
- "Il avait un accent étrange et j'en déduisis qu'il n'était pas de la ville".
Malgré sa position d'étranger, Yehudi semble plus intégré que Walt lui-même. Yehudi a visiblement de l'argent (même si on apprend plus tard que Mrs Witherspoon l'aide beaucoup dans ce domaine), et il apparaît comme un personnage déterminé. Tout le contraire de Walt qui lui passe sa vie dans les rues et est battu par son oncle et sa tante! L'ironie est que c'est un personnage étranger qui montre à Walt sa propre situation précaire.Intéressons-nous pour finir au cas de Boris Stepanovitch, dans le voyage d'Anna Blume :
- "A un moment ou un autre, il m'a raconté tant d'histoires sur lui-même, m'a présenté tant de versions contradictoires de sa vie, que j'ai cessé de faire l'effort d'y croire. Un jour il m'assurait qu'il était né dans cette ville et y avait toujours vécu. Le lendemain, comme s'il avait oublié son récit de la veille, il me racontait qu'il était né à Paris et qu'il était le fils aîné d'émigrés russes. Puis, changeant à nouveau de cap, il m'avouait que Boris Stepanovitch n'était pas son véritable nom. A la suite de problèmes pénibles qu'il avait eus dans sa jeunesse avec la police turque, il avait assumé une nouvelle identité".
Ici Boris Stepanovitch est symbolique d'une des caractéristiques du personnage austérien : son inconstance, inconstance de sentiment, de conduite ou d'opinion. Les personnages d'Auster ont du mal à rester en place, à adopter une position stable et à s'y tenir.
Paul Auster a parfois abordé dans ses oeuvres le chocs des cultures (William Gurevitch contre ses parents, Walt contre Esope et maman Sioux au début du roman, Fogg et ses origines juives qui lui paraissent tellement lointaines). Toujours, ces confrontations de cultures ont soulevé un problème de taille, qu'il serait trop long de développer ici : le problème de l'identité. On apprend que Boris Stepanovitch finit par ne plus savoir qui il est vraiment :
- "Depuis lors, il avait si souvent changé de nom qu'il ne pouvait plus se rappeler lequel était réellement le sien".
Boris Stepanovitch, à travers les difficultés que rencontre Anna Blume pour le définir précisément, est la parfaite illustration des difficultés que rencontrent les personnages eux-mêmes pour se définir.
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