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"Quand il suffit d'un frisson de bise, d'une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d'un porte-à-faux dans l'inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante" (Jean Giono, Un roi sans divertissement)
L'écrivain de Manosque l'a écrit admirablement : les causes les plus infimes peuvent avoir des retombées véritablement catastrophiques.
En horloger de ses narrations, Auster aime à décortiquer les diverses réactions en chaîne qui jonchent ses romans, pour montrer d'où le drame provient.
C'est incontestablement dans Léviathan que ce phénomène est le plus remarquable. L'alter ego littéraire de Paul Auster, Peter Aaron, passe son temps à analyser chaque détail de la vie de Sachs pour comprendre ce qui a pu le mener à devenir le Fantôme de la Liberté.
Voici quelques-unes des réactions en chaîne qu'Aaron-Auster met en évidence :
- "Le lendemain de notre emménagement, un orage féroce a éclaté sur la ville. La foudre a frappé la branche d'un arbre à côté de la maison, la branche a pris feu, le feu s'est communiqué à une ligne électrique qui passait dans l'arbre, et nous avons été privés de courant. A l'instant même, la pompe d'évacuation s'est coupée et en moins d'une heure la cave était inondée"
- "Agnès Darwin était entrée dans la cuisine et avait aperçu Maria et Ben par la fenêtre ouverte. [...] Agnès s'était mis en tête de les rejoindre sur l'échelle de secours. [...] elle manoeuvra pour faire passer la fenêtre à son ample personne, atterrit sur la plate-forme en coinçant le talon de sa chaussure gauche entre deux barreaux de fer, [...] s'effondra soudain en avant. [...] un demi-pas plus loin elle trébuchait dans le dos de Maria et s'affalait en plein sur son amie [...]. Sous la violence du choc, Maria ouvrit les bras à la volée, et [...] Sachs bascula par-dessus la balustrade"
Lorsque Peter Aaron tente d'expliquer les divers incidents ou accidents survenus dans la vie de Sachs, il constate que souvent, ce qui en est à l'origine est un événement apparemment insignifiant.
La même observation peut être faite dans plusieurs romans de Paul Auster :
| Cité de verre | La Musique du hasard | Moon Palace | Léviathan | Mr Vertigo | Tombouctou |
---|---|---|---|---|---|---|
Petites causes | coup de téléphone | Nashe prend des petites routes au lieu de l'autoroute pour aller à New York | Marco ouvre l'étui de sa clarinette | Tempête de neige sur New York | Walt et Yehudi rencontrent Slim dans la rue par hasard | Pluie sur Baltimore |
Graves conséquences | folie de Quinn et sa disparition | Nashe trouve la mort | Marco évite d'aller en prison pour n'avoir pas fait son service militaire | Mort de Sachs | Mort de maître Yehudi | Séparation de Mr Bones avec Willy |
Le contenu de ce tableau peut paraître farfelu. Comment, par exemple, peut-on avancer que c'est une tempête de neige, survenue quinze ans auparavant, qui a pu causer la mort de Benjamin Sachs? Un tel raisonnement n'a cependant rien de ridicule si l'on se place dans l'état d'esprit des personnages austériens. Si les petites causes sont le point A et les grandes conséquences le point B, il y a tout un processus entre ces deux points, un processus qui a beaucoup à voir avec la tendance des personnages d'Auster à la fictionnalisation.
On en arrive finalement à attribuer à ce hasard une volonté propre, un dessein, même si cela revient à joindre deux termes diamètralement opposés. Lorsque Quinn, dans Cité de verre, perd la trace de Peter Stillman, il est parfaitement conscient que les chances de le retrouver sont plus que minces :
- "Même s'il arpentait les rues chaque jour pendant le restant de sa vie, Quinn n'arriverait pas à le retrouver. Tout avait été réduit à une affaire de hasard, à un cauchemar de nombres et de probabilités. Il n'y avait pas d'indices, pas de fil à suivre, pas de coup à jouer."
Ce qui rend Quinn si désemparé, finalement, c'est son impuissance, l'impossibilité absolue dans laquelle il se trouve d'agir.
A propos des difficultés que rencontre l'ami de Fanshawe pour expliquer les raisons de la fuite mystérieuse de son ami, le narrateur de la Chambre dérobée note :
- "Finalement toute vie n'est rien de plus que la somme de faits aléatoires, une chronique d'intersections dues au hasard, de coups de chance, d'événements fortuits qui ne révèlent que leur propre manque d'intentionnalité."
Notre principale impuissance face à l'avenir réside dans notre totale impossibilité de le prédire. Dans notre besoin éperdu de trouver une explication, de nous donner l'illusion que nous avons un minimum de contrôle sur nos existences, nous inventons des causes, des explications.
C'est ce que fait Pozzi lorsqu'il reproche à Nashe d'avoir dérobé les deux figurines de la Cité du Monde pendant la partie de poker :
- "Nom de Dieu, pourquoi est-ce que t'avais besoin de faire un truc aussi dingue? [...] Et alors, juste au moment où ça tourne vraiment mal, tu as cette idée saugrenue de voler un morceau de la maquette. Cette faute-là, je peux pas y croire. [...] C'est pareil que commettre un péché, un truc comme ça, pareil que violer une loi fondamentale. On avait tout en harmonie. On était arrivés au point où tout devenait musique pour nous, et puis il faut que tu montes là-haut et que tu bousilles les instruments. T'as trafiqué l'univers, mon ami, et quand on a fait ça, on doit en payer le prix."
Ce que Pozzi tente de faire ici, Nashe en donne une bonne explication :
- "Tu veux croire à un dessein caché. Tu essaies de te persuader qu'il existe une raison à ce qui se passe dans le monde. Je m'en fous comment tu appelles ça - Dieu ou la chance ou l'harmonie -, ça revient à la même connerie. C'est une façon d'éluder les faits, de refuser de voir la réalité."
C'est en définitive appeler la fictionnalisation à son secours pour masquer une réalité trop dure, et aussi parce qu'il faut bien trouver une explication aux événements qui surviennent.
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