Le hasard dans le monde austérien



 

"Quand il suffit d'un frisson de bise, d'une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d'un porte-à-faux dans l'inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante" (Jean Giono, Un roi sans divertissement)

L'écrivain de Manosque l'a écrit admirablement : les causes les plus infimes peuvent avoir des retombées véritablement catastrophiques.
En horloger de ses narrations, Auster aime à décortiquer les diverses réactions en chaîne qui jonchent ses romans, pour montrer d'où le drame provient.
C'est incontestablement dans Léviathan que ce phénomène est le plus remarquable. L'alter ego littéraire de Paul Auster, Peter Aaron, passe son temps à analyser chaque détail de la vie de Sachs pour comprendre ce qui a pu le mener à devenir le Fantôme de la Liberté.
Voici quelques-unes des réactions en chaîne qu'Aaron-Auster met en évidence :

Lorsque Peter Aaron tente d'expliquer les divers incidents ou accidents survenus dans la vie de Sachs, il constate que souvent, ce qui en est à l'origine est un événement apparemment insignifiant.
La même observation peut être faite dans plusieurs romans de Paul Auster :

 


Cité de verre La Musique du hasard Moon Palace Léviathan Mr Vertigo Tombouctou
Petites causes coup de téléphone Nashe prend des petites routes au lieu de l'autoroute pour aller à New York Marco ouvre l'étui de sa clarinette Tempête de neige sur New York Walt et Yehudi rencontrent Slim dans la rue par hasard Pluie sur Baltimore
Graves conséquences folie de Quinn et sa disparition Nashe trouve la mort Marco évite d'aller en prison pour n'avoir pas fait son service militaire Mort de Sachs Mort de maître Yehudi Séparation de Mr Bones avec Willy

Le contenu de ce tableau peut paraître farfelu. Comment, par exemple, peut-on avancer que c'est une tempête de neige, survenue quinze ans auparavant, qui a pu causer la mort de Benjamin Sachs? Un tel raisonnement n'a cependant rien de ridicule si l'on se place dans l'état d'esprit des personnages austériens. Si les petites causes sont le point A et les grandes conséquences le point B, il y a tout un processus entre ces deux points, un processus qui a beaucoup à voir avec la tendance des personnages d'Auster à la fictionnalisation.

On en arrive finalement à attribuer à ce hasard une volonté propre, un dessein, même si cela revient à joindre deux termes diamètralement opposés. Lorsque Quinn, dans Cité de verre, perd la trace de Peter Stillman, il est parfaitement conscient que les chances de le retrouver sont plus que minces :


Ce qui rend Quinn si désemparé, finalement, c'est son impuissance, l'impossibilité absolue dans laquelle il se trouve d'agir.
A propos des difficultés que rencontre l'ami de Fanshawe pour expliquer les raisons de la fuite mystérieuse de son ami, le narrateur de la Chambre dérobée note :


Notre principale impuissance face à l'avenir réside dans notre totale impossibilité de le prédire. Dans notre besoin éperdu de trouver une explication, de nous donner l'illusion que nous avons un minimum de contrôle sur nos existences, nous inventons des causes, des explications.
C'est ce que fait Pozzi lorsqu'il reproche à Nashe d'avoir dérobé les deux figurines de la Cité du Monde pendant la partie de poker :


Ce que Pozzi tente de faire ici, Nashe en donne une bonne explication :

C'est en définitive appeler la fictionnalisation à son secours pour masquer une réalité trop dure, et aussi parce qu'il faut bien trouver une explication aux événements qui surviennent.

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