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"Il est impossible de savoir ce que pense quelqu'un d'autre. Nous n'apercevons que les surfaces : les yeux, le visage, le corps. Mais nous ne voyons jamais les pensées de quelqu'un d'autre, n'est-ce-pas? Nous ne pouvons ni les entendre ni les toucher : elles nous sont totalement inaccessibles", fit remarquer Paul Auster dans un entretien (Conversation avec Larry McCaffery et Sinda Gregory).
Cette incertitude quant à autrui, n'est qu'une partie de l'Incertitude avec une majuscule que l'on rencontre dans les romans austériens. Chacun de ses livres porte en effet son lot de doutes.
Le tableau suivant référence les principaux doutes qui assaillent les personnages, victimes de cette "Incertitude" propre aux personnages des romans de Paul Auster.
| Cité de verre | Revenants | Chambre dérobée | Voyage Anna Blume | Musique Hasard | Moon Palace | Léviathan | Mr Vertigo | Tomb |
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"Victime" | Daniel Quinn | Bleu | narrateur inconnu | Anna Blume | Jim Nashe | MS Fogg | Peter Aaron | Walt Rawley | Mr Bones |
Incertitudes | Peter Stillman veut-il vraiment, comme l'avance Virginia, tuer son fils? | Que peut bien faire Noir dans la vie? | Retrouvera-t-il un jour Fanshawe? | Son frère est-il encore en vie? | Quelles sont les vraies intentions de Flower et Stone? Pozzi, disparu, est-il encore en vie? | Que va-t-il faire de sa vie? | Sachs s'est-il ou non suicidé? | Arrivera-t-il à voler? Survivra-t-il à la mort de Yehudi? | Trouvera-t-il un foyer? |
Il est intéressant de noter d'ailleurs que la plupart des romans de Paul Auster ont une fin ambigüe qui laisse le lecteur perplexe quant à la suite des événements. Ce dernier se retrouve ainsi lui aussi dans la situation d'incertitude des personnages dont il vient de lire les péripéties.
- Cité de verre : "Pour ce qui est de Quinn, il m'est impossible de dire où il se trouve actuellement".
Le lecteur est contraint d'abandonner la trace de Daniel Quinn, sachant qu'il ne saura jamais ce qu'il est advenu du personnage.
- Revenants : "Car voici le moment où Bleu se lève de sa chaise, met son chapeau et passe la porte. Et à partir de ce moment, nous ne savons plus rien".
Le narrateur avoue son ignorance. C'est un écho à la fin mystérieuse de Cité de verre. L'intertextualité entre les deux romans est forte ici. En effet, dans les deux cas, les récits s'achèvent sur une énigme, sur le sentiment qu'il reste du chemin à faire, mais que les limites des deux romans nous l'interdisent.
- La Chambre dérobée : La fin du dernier volet de la Trilogie new-yrokaise ne s'achève pas, contrairement aux deux précédents, sur une énigme. Cependant il est important d'en mentionner les derniers mots puisqu'ils résument bien les deux romans précédents.
"Une après l'autre j'ai déchiré les pages du cahier, je les ai froissées dans ma main et je les ai jetées dans une poubelle sur le quai. Je suis arrivé à la dernière feuille juste au moment où la train démarrait".
Le cahier dont il est fait mention ici, c'est celui sur lequel Fanshawe a consigné les explications de son départ soudain. Cependant au lieu de le lire pour comprendre les raisons de Fanshawe - Peter Aaron aurait bien eu besoin d'un tel cahier pour comprendre son ami Sachs -, il préfère les déchirer, page par page, et finalement, le troisième volet de la trilogie se termine lui aussi sur une énigme : le lecteur ne connaîtra jamais les motivations de Fanshawe.
- Le voyage d'Anna Blume : "La seule chose que je demande à présent, c'est de vivre un jour de plus. C'est Anna Blume, ta vieille amie d'un autre monde. Lorsque nous arriverons là où nous allons, j'essaierai de t'écrire à nouveau, je te le promets".
A l'issue du roman, le lecteur est au moins sûr d'une chose : la lettre est bien parvenue à quitter le pays des choses dernières, puisqu'il peut la lire, puisque quelques expressions à la troisième personne sont la preuve que le texte d'Anna Blume a été recueilli par quelqu'un, et que ce quelqu'un a transmis la lettre au grand public. Néanmoins le mystère reste entier en ce qui concerne le destin d'Anna Blume. Qu'est-elle devenue?
"Lorsque nous arriverons là où nous allons", écrit-elle encore : le roman se termine sur une allusion au mouvement, sur une promesse de progression, et ce n'est déjà pas si mal.
- La Musique du hasard : "Et puis la lumière fut sur lui et Nashe, incapable de la soutenir plus longtemps, ferma les yeux".
Jim Nashe, une fois le mur terminé, est enfin libre. Calvin Murks, son ancien "gardien", l'a autorisé à conduire sa voiture. Mais il n'aurait pas dû. Tout porte à croire en effet que Nashe veut se suicider en se jetant sur une voiture qui arrive en face. Le narrateur se garde pourtant bien de décrire la scène de l'accident, laissant traîner le doute dans l'esprit du lecteur. Signalons d'ailleurs qu'en guise de clin d'oeil, à la fin du film tiré du roman, réalisé par Philip Haas en 1993, Jim Nashe est bien vivant. Il est d'ailleurs pris en auto-stop par un individu interprété par... Paul Auster lui-même!
- Moon Palace : "J'étais arrivé au bout du monde, et au-delà ne se trouvaient que de l'air et des vagues, un vide qui s'étendait sans obstacle jusqu'aux rives de la Chine. C'est ici que je commence, me dis-je, c'est ici que débute ma vie".
Nous sommes à la fin du roman. Après avoir traversé tout le continent américain, MS Fogg se retrouve devant l'océan Pacifique, à l'extrême bord du continent. Là encore, on retrouve cette notion de frontière ultime, il y a bien un parallèle évident avec le cahier inachevé de Daniel Quinn, la lettre qu'Anna Blume promet de continuer plus tard. Il y a quelque chose après, mais quoi? Là réside l'incertitude qui prend le lecteur à la gorge. On peut aussi faire le parallèle avec le désir - supposé - de Bleu de se rendre en Chine pour commencer une nouvelle vie à la fin de Revenants : la fin du roman doit être surtout vue comme une frontière, une transistion sur autre chose. Mais sur quoi? Peut-être est-ce au lecteur de mettre ici son imagination à contribution...
- Léviathan : "Nous avons gravi ensemble les marches, et lorsque nous nous sommes retrouvés à l'intérieur, je lui ai remis les pages de ce livre".
L'incertitude concerne surtout ici le sort réservé à Peter Aaron, qui remet à l'agent du FBI le livre dans lequel il avoue indirectement qu'il savait plus de choses sur Sachs qu'il avait bien voulu en dire lors de sa première entrevue avec l'agent Harris.
- Tombouctou : "Il courait vers le bruit, vers la lumière, vers la clarté aveuglante et le grondement qui fonçaient sur lui de toutes parts. Avec un peu de chance, il serait auprès de Willy avant la fin du jour".
La fin de Tombouctou est étonnament similaire à celle de la Musique du hasard. Mr Bones, comme Nashe, décide de se suicider en se précipitant sur une voiture. Mais là encore, la manière de raconter la chose jette le doute dans l'esprit du lecteur : il n'est dit nulle part que Mr Bones est mort. Le doute plâne.
Signalons pour finir qu'il n'y a que la fin de Mr Vertigo qui se distingue de celles des autres romans. Le roman prenant la forme d'une autobiographie écrite par un personnage de presque quatre-vingts ans, on arrive vraiment, lorsque le livre s'achève, à la fin de l'existence du personnage qui vient de nous exposer en détail les faits marquants de sa vie. Mr Vertigo est le seul des livres de Paul Auster qui ait une fin que l'on peut qualifier de classique. Le lecteur n'a pas à se pencher sur une éventuelle ouverture, sur un "après-texte". Walter Rawley, après être passé par maintes et maintes épreuves, peut enfin jouir d'une retraite paisible à Wichita.
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