Narration



1- Le labyrinthe des instances narratives

2- Digressions : les parois de l'oeuvre

3- La mise en abyme : les miroirs de l'oeuvre


1- Le labyrinthe des instances narratives

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Une des raisons principales pour situer les oeuvres d'Auster dans le mouvement postmoderne est la façon qu'a l'écrivain d'agencer sa narration. Un premier écheveau à démêler est celui des instances narratives, particulièrement complexe dans Tombouctou.
Dans la plupart des romans, les propos des personnages passent par des filtres qui interprêtent, nuancent ou déforment. La narration est soumise à des interférences. Les voix s'entremêlent, et le lecteur se voit obligé d'accorder une attention particulière à qui dit quoi. Ainsi nous voyons dès le début le doute s'installer en raison d'une technique narrative qui cultive l'incertitude.
Dans Tombouctou, nous avons une narration à la troisième personne et le narrateur, omniscient, rapporte les faits et nous fait part des sentiments des personnages. Pourtant nous allons voir qu'il n'est pas le garant d'une plus grande certitude quant aux événements qu'il décrit. Il n'est pas impartial et se permet parfois d'émettre des jugements de valeur : "[...] elle l'avait pris sous sa protection, accueillant ses premiers écrits avec des louanges si excessives, si peu proportionnées à leurs mérites réels [...]".
Dans l'Invention de la solitude déjà, Paul Auster avait pris le parti de superposer les voix, d'où les très nombreuses citations qui jalonnaient le livre. Mais avec cet ouvrage, nous sommes à mi-chemin entre la fiction et la réalité. Il faut souligner la volonté d'Auster de ne pas faire explicitement mention de son nom. Dans la deuxième partie ("Le Livre de la mémoire"), il se renomme A.
Dans Tombouctou, qui est quant à lui un roman au sens premier du terme, les voix s'entremêlent également. Et une question s'est très vite posée à moi lorsque j'ai étudié ce roman, une question toute simple : QUI PARLE?
Dans Mr Vertigo, le narrateur est clairement identifié: c'est Walter Clairborne Rawley qui, au crépuscule de sa vie, prend la plume pour écrire son autobiographie. citation. En relisant Tombouctou, j'avais le sentiment que le narrateur pouvait être un des personnages du roman. Comme Daniel Quinn dans Cité de verre , je me suis lancé dans une petite enquête: qui a écrit (à un niveau fictif, bien entendu) le récit que nous lisons dans Tombouctou? Le narrateur du roman insiste sur sa supériorité par rapport au chien: "Il n'était qu'un chien, et il n'était pas capable de voir aussi loin". Il notifie clairement sa présence en s'adressant directement à nous, lecteurs: "[...] nous ne lui chicanerons pas la consolation de cet espoir de dernière minute". Comme dans Mr Vertigo, le narrateur se veut être un personnage à part entière.
    Dans ses deux derniers romans, Paul Auster décide d'impliquer particulièrement son lecteur,d'en faire un témoin privilégié de ses récits, une attitude que l'on ne trouvait pas dans les précédentes fictions. Dans Tombouctou, les questions abondent, presque à chaque page. Ces questions sont de deux types: d'un part, les questions dites "rhétoriques", participant d'une volonté de lier contact avec le lecteur: "Après avoir écouté ces histoires pendant sept années, ne méritait-il pas d'être considéré comme la première autorité mondiale en la matière?". D'autre part, on rencontre des interrogations traduisant les doutes des personnages Willy et Mr Bones. A partir du troisième chapitre en effet, le type de questions change. Séparé de Willy, Mr Bones est contraint de continuer seul son chemin. Les questions traduisent à présent les doutes du chien. Retrouvera-t-il Willy dans l'autre monde? Trouvera-t-il seulement un foyer dans cette vie?
Autant d' incertitudes qui jalonnent Tombouctou, comme elles jalonnent d'ailleurs l'oeuvre austérienne dans son entier.
Dans Tombouctou, on peut distinguer deux voix. Prenons des citations telles que "C'est bien possible, se disait Mr Bones tout en pataugeant vers la rive, mais imaginez son étonnement quand je déposerai ce petit bijou à ses pieds". On voit ici les pronoms personnels se mélanger, et l'absence de guillemets dans le texte accentue encore ce phénomène. Il existe une frontière floue, mal définie, entre la troisième personne employée par le narrateur : "se disait Mr Bones", et la première personne censée représenter Mr Bones: "quand je déposerai ce petit bijou". L'intervention de la première personne est comme une interférence dans la voix du narrateur. La notion de dissimulation est de mise ici puisque derrière la voix du narrateur se cache celle du chien. On peut aussi dire que les deux voix se mélangent l'une à l'autre. Ce terme problématique de "voix" pour un chien sera résolu plus loin, et nous verrons à ce moment l'utilité dans notre étude de souligner un tel problème.
Les phrases du type "Oui, sûrement, c'était le bon temps, se disait Mr Bones" sont légion dans Tombouctou. L'absence de guillemets permet là encore de faire coexister les voix du chien et du narrateur.
La vision que Mr Bones a du monde est plus ou moins précise selon les moments, comme le diaphragme d'une caméra qui s'ouvre et se referme en fonction de la lumière. Comme le disait Lotman : "Le gros plan et le petit plan n'existent pas seulement au cinéma. Ils sont ressentis nettement dans la narration littéraire, quand la place ou l'attention sont accordées à des phénomènes dont les caractéristiques sont diverses." (La structure du texte artistique).
Il arrive très souvent que les personnages d'Auster se trouvent dans une position d'infériorité, et que leurs sens soient brouillés. Mr Bones, à travers ses difficultés d'appréhension du monde, les résume tous.

"Ainsi bousculé soudain par les deux enfants qui lui couvraient les oreilles de leurs mains, de leurs corps et de leurs visages, il perdit les trois quarts de ce que se disaient les adultes." (Tombouctou, 159).

Finalement Auster nous parle de la marginalité de Mr Bones, une marginalité exacerbée qui illustre les mises à l'écart imposées aux autres personnages. L'un des facteurs principaux de cette marginalité est la mauvaise maîtrise du langage.

"D'abord A, celle-là, je l'aime bien, et W. Et puis, comment déjà, L, et puis E, et R, et celle qui ressemble à une croix. T. Comme dans T-bone steak. Ces lettres-là, c'est mes potes, et les autres peuvent aller au diable, je m'en fous." (Mr Vertigo, 23)

Dans Tombouctou, les parents de William Gurevitch, immigrés polonais, n'ont jamais pu s'adapter complètement à la société américaine justement à cause de leurs lacunes en anglais. Pire, ils se sont même trouvés séparés de leur fils : "Il les considérait comme des créatures d'un autre monde", peut-on lire.
Pour pallier à cette lacune, Mr Bones utilise son odorat : "Tout ce que Mr Bones savait du monde, [...] il y avait été conduit par son odorat". Les informations que le chien peut recueillir doivent donc se trouver sur le sol ou près de celui-ci.
Dans son rêve, quand Mr Bones se dédouble et devient une mouche pour suivre l'ambulance qui emmène son maître Willy, le chien a la possibilité d'obtenir un point de vue différent. Pour la première fois, il voit les choses de haut.
Mr Bones s'impose donc comme un symbole, un résumé des autres personnages de Paul Auster, illustrant leurs faiblesses et leurs états d'âme. Cependant, un autre problème s'est posé à moi : prenons des phrases dans Tombouctou telles que : "le soleil est une lampe qui s'éteint et se rallume chaque jour dans les nuages", ou encore "un gros machin jaune avec une grille comme un moule à gaufres". Ces phrases sont censées traduire les pensées du chien. Mais elles sont des mises en mots humaines. Ici intervient le filtre du narrateur et en cela réside le grand paradoxe du roman: les "pensées" du chien ne nous sont accessibles qu'à travers les mots que le narrateur choisit. Prendre les propos de Mr Bones pour argent comptant est bien sûr possible, mais cela revient à considérer Tombouctou comme un roman fantastique où les animaux sont dotés de la parole et de la pensée. Une telle lecture tendrait à limiter l'intérêt du roman et à en occulter un aspect important: Mr Bones est condamné à n'être qu'une métaphore, à représenter les divers spectres qui hantent les romans de Paul Auster. Il est comme un puzzle sur quatre pattes des personnages qu'Auster a créés précédemment. Mr Bones n'existe que dans la mesure où les autres personnages se reflètent en lui, le remplissent de leurs propres expériences ou états d'âme. Une fois encore, la notion de dissimulation est de mise ici: derrière Mr Bones (s'il n'est pas le moins réel, du moins est-il le moins "vraisemblable" des personnages austériens), sont représentées diverses facettes de la condition humaine selon Paul Auster. Mr Bones joue également dans Tombouctou le rôle de témoin idéal. Nombreux sont les personnages qui vont se confier à lui: Mrs Gurevitch, le jeune Henry Chow, Alice et Polly Jones, et bien sûr Willy. Il est la parfaite métaphore de la solitude des personnages et de leurs états intérieurs, le remède à un des problèmes fondamentaux qu'Auster met à jour dans son oeuvre: l'impossibilité de connaître véritablement autrui : "Il est impossible de savoir ce que pense quelqu' un d'autre. Nous n'apercevons que les surfaces : les yeux, le visage, le corps. [...]" ( Le carnet rouge ). Pour Auster, le corps n'est qu'une peinture grossière et approximative qui cache ce qui est véritablement important : l'esprit.

 

2- Digressions : les parois de l'oeuvre

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Quelques minutes avant de mourir, Willy tient à mettre en garde son ami quadrupède : "Il y a un trop grand foutoir dans le grenier, Bonesy, et tu devras être patient avec moi pendant que je divague et digresse. On dirait que c'est dans la nature des choses si je m'embrouille". La vie de Willy est à l'image de la narration elle-même, et de l'oeuvre de Paul Auster dans son ensemble. Dans Tombouctou, Mr Vertigo, ainsi que les autres romans d'Auster, les récits sont loin d'être linéaires, et à côté des macrostructures que sont les périples de Mr Bones et Walt, on trouve de nombreuses microstructures en parallèle de la trame principale.
Le souvenir occupe une place primordiale dans l'oeuvre de Paul Auster. La plupart des histoires relatées dans ses romans sont d'abord motivées par un souci de mémoire.
Les analepses contribuent à complexifier la narration. A un moment donné, dans Mr Vertigo, c'est maître Yehudi qui prend en charge la narration, comme dans Tombouctou lors des deux monologues de Willy. Ces deux exemples sont à rapprocher de Moon Palace lorsque Thomas Effing prend lui aussi en charge la narration quand il raconte sa vie à Marco. Le narrateur laisse sa place, la parole aux personnages. C'est une situation de polynarration et on retrouve l'enchevêtrement des voix. Il arrive également souvent que l'action de Tombouctou soit anticipée : "son maître bien-aimé, qui devait bientôt n'être plus". Dans Mr Vertigo, en anticipant sur certains événements sans les développer de suite, Walt crée une attente chez son lecteur. Lui-même se rend parfois compte qu'il anticipe trop vite sur les événements quand il fait par exemple allusion à une tornade : "Mais je vais trop vite. La tornade n'arriva qu'à la fin de septembre, et pour l'instant nous étions encore le 25 août". Un tel procédé crée un effet de mouvement, illustre la fuite en avant de Walt et de tous les personnages austériens. Ce qu'il faut retenir de ces prolepses, c'est qu'elles peuvent être également considérées comme des analepses et là encore, nous nous trouvons en présence de différentes strates, temporelles cette fois-ci, qui se superposent. En effet, Walt nous contant l'histoire de sa vie, tous les événements que nous lisons se sont déjà produit. Cela ne l'empêche cependant pas de se projeter dans un futur que nous qualifierons d'antérieur. S'il y a un temps d'écriture que l'on suppose, il y a aussi une ligne temporelle parallèle, que le Walt de 77 ans a fait démarrer en 1927. Nous référant à ce second axe, nous pouvons tout à fait considérer les souvenirs de Yehudi et des autres comme des prolepses.
Ainsi analepses et prolepses impriment au texte un mouvement d'aller-retour dans le temps propre aux romans de Paul Auster.

On commence à percevoir dans quelle mesure la mémoire peut se comparer à un espace, puisque les personnages peuvent se déplacer à l'intérieur, soit par le souvenir, soit par l'anticipation. Une fois encore, la forme contribue à illustrer le fond. En effet la narration, très souvent interrompue par les souvenirs des personnages, est à l'image des parcours chaotiques de Walt et de Mr Bones. Le lecteur est promené à travers divers espaces temporels, en étant toujours ramené à son point d'ancrage, c'est-à-dire les périples de Walt et Mr Bones.

3- La mise en abyme : les miroirs de l'oeuvre

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Une fois encore, il faut faire référence à la peinture, et s'intéresser à ces artistes du XVIIIème siècle qui peignaient sur leurs tableaux des petits miroirs reflétant la scène représentée. C'est ce que l'on appelle une mise en abyme et ce procédé existe aussi en littérature. En tant que romans, Mr Vertigo et Tombouctou contiennent eux aussi des miroirs où se reflètent narration et auteur.

Dans les deux livres on trouve deux mises en abyme principales. Le numéro de Walt est une parfaite métaphore de la structure du roman :

"Nous avions imaginé une action continue, à exécuter sans pause ni interruption, mais dans notre esprit nous la divisions en quatre parties que nous répétions séparément." (Mr Vertigo, 192)

Le numéro reproduit dans un espace réduit les traits principaux du roman. Une telle scène, pour reprendre les propos de Dallenbäch, est destinée à "faire saillir la structure de l'oeuvre" (Le récit spéculaire). Le thème de la dissimulation est approprié ici dans le sens où le numéro de Walt cache le roman dans son entier, comprimant 300 pages dans 4 paragraphes. La stratégie d'Auster consiste à jalonner ses romans de miroirs qui vont en refléter la structure.
    Dans Tombouctou, le premier rêve du chien est le seul à pouvoir se réclamer de la technique de mise en abyme. La symétrie entre rêve et "réalité" est parfaite. Le rêve de Mr Bones est un miroir de ce qui se passera une fois le chien éveillé. L'usage du miroir par l'infirmière afin de vérifier que Willy est bien mort peut d'ailleurs être vu comme un symbole de cela.
Mais cet épisode du premier rêve de Mr Bones a un autre intérêt, ce que l'extrait suivant nous montre : "Ensuite il cligna des yeux, et il ne se trouvait plus à l'hôpital, il n'était plus la mouche, mais il était revenu au coin de North Amity Street sous sa bonne vieille forme de chien, en train de regarder l'ambulance qui filait dans le lointain. Le rêve était terminé, mais il était encore dans le rêve, ce qui signifiait qu'il avait fait un rêve dans le rêve, [...] et maintenant que son maître était mort il était à nouveau dans le premier rêve". Ici le rêve de Mr Bones en contient un autre, celui dans lequel il se transforme en mouche. C'est une mise en abyme au deuxième degré puisque le rêve constitue déjà en lui-même un enchâssement. Là encore l'idée de spatialité prévaut puisque dans le premier rêve s'en produit un second, ce premier rêve est comme une poupée russe contenant une poupée plus petite.
Dans son tableau intitulé "Le Mariage Arnolfini", Van Eyck s'inclue parmi des personnages reflétés dans un miroir visible au fond de la pièce.
A l'instar de Van Eyck, Paul Auster aime à signifier de manière discrète sa présence dans ses romans. Il laisse des traces de lui-même dans ses oeuvres, en faisant notamment ressortir le mouvement interne de ses textes. Le meilleur exemple de métafiction dans Tombouctou est l'épisode du grille-pain transparent : "Pourquoi ne pas exposer le travail, que je me suis dit, permettre de regarder le pain pendant qu'il passe du blanc au brun doré, de voir de nos yeux la métamorphose? Quel est l'avantage d'enfermer le pain et de le cacher derrière ce vilain acier inoxydable? Je parle de verre transparent, avec les filaments oranges qui brillent à l'intérieur". Ce dont Auster parle à mots couverts ici, c'est du roman. Un grille-pain opaque correspond à une histoire où n'apparaîtrait nulle part le geste de l'auteur, ce qui est loin d'être le cas dans Tombouctou. Ce dernier doit au contraire se voir comme un grille-pain transparent. Nous sommes en mesure de "regarder le pain pendant qu'il passe du blanc au brun doré" grâce à la métanarration. Auster invite ses lecteurs à débusquer derrière le texte une autre signification. Le texte doit se faire paroi transparente derrière laquelle se dissimulent d'autres informations. Cette présence dissimulée de l'auteur a pour conséquence de créer dans l'esprit du lecteur un espace de représentation particulier, bien en marge du récit principal, et même des autres récits annexes. Le lecteur a en effet affaire à un autre lieu, différent du simple espace fictionnel, au-delà, un lieu caché d'où Paul Auster nous envoie discrètement des indices de sa présence. Grâce à des procédés métanarratifs, Auster signifie sa présence dans des romans et "par un geste ironique, s'immisce dans la fiction qu'il crée" (François Gavillon, Paul Auster, Gravité et légèreté de l'écriture, 150).