Les différents types de narrateurs dans les romans de Paul Auster



Le tableau suivant permet de visualiser quel type de narrateur a été employé pour chaque roman. Les expressions "Narrateur omniscient" et "narrateur=personnage" sont tirées du livre de Gérard Genette : Figures III.
Voici à quoi elles correspondent :

 


Cité de verre Revenants Chambre dérobée Le voyage d'Anna Blume Musique hasard Moon Palace Lév Mr Vertigo Tomb
narrateur omniscient narr 3ème pers narr 3ème pers narr 3ème pers narr 3ème pers
narrateur=personnage Daniel Quinn narr inconnu Anna Blume ? MS Fogg Peter Aaron Walt Rawley
personne 3/1 3 1 1/3 3 1 1 1 3

Comme le montre le tableau ci-dessus, le nombre de narrateurs à la deuxième personne et de ceux à la troisième personne est à peu près égal. Dans les romans de Paul Auster il n'y a pas à première vue de prédominance d'un style de narration. Cependant Paul Auster prend un malin plaisir à jouer au chat et à la souris avec ses lecteurs.
En voici deux exemples :
Lorsqu'on lit Cité de verre, tout porte à croire que celui qui est en charge du récit est un quelconque narrateur à la troisième personne. Mais il est plus que ça, c'est un personnage à part entière qui ne révèle sa présence qu'à la fin :

Le narrateur de Cité de verre nous explique comment il a pu prendre connaissance de l'histoire de Quinn puis la transmettre : en retranscrivant le plus fidèlement possible ce qui était écrit sur ses carnets.
Cela nous oblige à revenir sur notre lecture du roman. Ce que l'on prenait pour les confessions de Daniel Quinn est en fait la transcription d'une tierce personne. C'est la raison pour laquelle dans le tableau figure la notation "3/1". Doit-on considérer le roman comme écrit à la troisième personne ou à la première? A la première si l'on fait exception des deux dernières pages ; à la troisième si l'on prend en considération le fait que le texte primaire de Quinn qui figurait sur les cahiers est passé par le filtre d'un autre personnage.
Avec cette dernière révélation, le personnage de Quinn est encore un peu plus enveloppé de cette notion d'incertitude qui plânait déjà sur le roman. L'image de celui qui semblait disparaître dans les murs de la ville s'estompe encore un peu plus grâce à la trouvaille narrative de Paul Auster.
Nous avons un exemple ici de l'importance de la forme de narration dans ses oeuvres : elle a une influence décisive sur notre perception du récit. Elle contribue à rendre Daniel Quinn encore plus lointain qu'il ne l'était déjà. Elle nous rapproche finalement du narrateur inconnu qui révèle son existence dans les dernières pages et qui avoue lui-même sa difficulté à bien cerner Quinn, au travers de cette image forte :

Auster assimile ainsi le texte à un territoire à explorer. Il crée des espaces parallèles dans ses romans et la question qu'il pose est la suivante :

Que se passe-t-il une fois le livre achevé, une fois que l'effusion de mots a été stoppée et que l'écrivain a reposé sa plume?

Nous pourrions tout simplement répondre qu'il ne se passe rien. C'est l'un des grands paradoxes austériens qui se voit illustré ici : sans le réel, la littérature n'existerait pas, mais lorsque les mots cessent, les hommes n'ont souvent plus rien à quoi se raccrocher; ils sont comme penchés au bord d'un précipice. Pour le narrateur inconnu de Cité de verre, ce gouffre se situe à la dernière page du dernier carnet de Quinn, lorsque le dernier mot, qui n'était probablement pas le dernier, a été écrit.

Et que dire de la narration du Voyage d'Anna Blume? C'est un peu le même phénomène qui se produit : bien que tout le texte soit à la première personne, il est fait trois fois mention d'un narrateur à la troisième personne. D'abord au tout début du roman :

Puis quelques lignes plus loin :

Il suffit de deux pronoms personnels pour faire basculer la narration. Malgré les apparences, ce n'est pas le personnage d'Anna Blume elle-même qui nous raconte les événements qui se sont déroulés au pays des choses dernières. C'est, comme dans Cité de verre, un narrateur inconnu. Une fois encore le lecteur est en droit de s'interroger sur l'exactitude des propos relatés dans le roman. S'il n'y a bien évidemment aucun moyen de vérifier telle ou telle affirmation, le doute existe cependant, et c'est bien là l'important.
Il n'y a finalement que dans Revenants et la Musique du hasard que l'on peut assister à une narration véritablement objective, où le narrateur ne prend jamais parti ou n'exprime un quelconque sentiment. C'est l'un des inconvénients de la fameuse parole déléguée chez Paul Auster : à trop vouloir transmettre la parole d'autrui, l'intégrité de cette dernière risque d'être atteinte.

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